ego à nu : rencontre avec Alexis JENNI

Il restera à jamais le prof de SVT qui a décroché le Goncourt pour son premier roman l’art français de la guerre. Ce qui aurait pu être une fin en soi a libéré l’écrivain. Alexis Jenni, qui par ailleurs est lyonnais, vient de publier son quatrième roman et sixième essai, rencontre avec un auteur atypique, qui érige l’acte d’écrire en cérémonial.

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__ Qu’évoque votre quatrième roman, Féroces Infimes, paru au printemps ?

ALEXIS JENNI : C’est la tragédie d’un jeune homme envoyé en Algérie à l’âge de 20 ans, en 1960. Il assume toute l’extrême violence du conflit et rentre en France transformé, ne sachant plus comment vivre dans la France des yéyés et des grands ensembles. On le voit cinquante ans après dans les yeux de son fils, qui en a assez de ce père violent et insupportable, ce féroce infirme… Ce roman est né d’un souhait d’explorer notre rapport à la violence et de m’immerger dans les années 1960. Très vite, la guerre d’Algérie s’est imposée en raison de l’époque et de ses conséquences actuelles sur nous. Elle a modelé la France contemporaine et continue d’agir dans le présent.

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__ Quel a été le déclic ?

ALEXIS JENNI : Le thème trottait dans ma tête depuis un moment. Tout s’est débloqué, un jour en me réveillant de la sieste. La première phrase du roman m’est venue brusquement: « Je n’aimerais pas que mon père atteigne quatre-vingts ans. II en a soixante-quinze, il a bien vécu, je ne sais plus comment l’écouter, je ne sais plus comment lui parler, je ne veux plus l’entendre ». À partir de là, la rédaction de Féroces infirmes était lancée pour deux ans.

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__ Avec Féroces infirmes, on retrouve Villeurbanne, La Duchère. Pourquoi ces choix ?

ALEXIS JENNI : Leur création correspond aux époques du roman. Ces deux quartiers ont été pensés de façon à être chacun, la ville de demain. L’un apparaissait comme une perspective futuriste dans le Villeurbanne industriel et déstructuré, l’autre comme une solution à la ville engorgée, polluée, surpeuplée des années 1950. D’un côté et de l’autre, on croyait aux vertus de la lumière, de l’espace, de l’air… À l’époque, le futur faisait rêver, contrairement à aujourd’hui.

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__ Votre autre livre paru cet été, Prendre la parole, est assez intime. Pourquoi ?

ALEXIS JENNI : C’était une demande des éditrices du Sonneur, qui publient une col- lection baptisée Ce que la vie signifie pour moi. En y pensant, je me suis dit que c’était prendre la parole qui donnait sens à la vie, à ma vie en tous cas. Pour moi, parler a été une longue conquête; j’étais un enfant assez muet et un adolescent bègue. Les mots restent essentiels aujourd’hui encore. Ils permettent de découvrir et de comprendre le monde

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alexis jenni

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__ Vous avez commencé votre carrière comme professeur. À quel moment l’écriture est-elle devenue une activité importante dans votre vie ?

ALEXIS JENNI : J’ai toujours écrit, des poèmes à l’enfance et des romans de science-fiction à l’adolescence. Pendant mes études de sciences de la vie et de la terre, j’ai levé le pied avant de m’y remettre une fois titulaire. À 28 ans, mon premier manuscrit est envoyé à des éditeurs. Le roman a été refusé partout, mais j’en ai commencé un autre, puis un autre et ainsi de suite. Pendant vingt ans, les « non » se sont succédé… Jusqu’au jour où je reçois un appel de Gallimard m’annonçant que L’art français de la guerre est retenu par le comité de lecture.

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__ Comment expliquez-vous que L’art français de la guerre ait réussi là où les autres ont échoué ?

ALEXIS JENNI : Peut-être parce qu’il n’était pas le premier? J’ai écrit une vingtaine de romans que tout le monde a refusé et, avec le recul, je reconnais qu’ils n’étaient pas aboutis. La décision d’écrire pour le plaisir m’a libéré. J’ai arrêté de me prendre pour un grand écrivain raffiné, haut de gamme et fier de lui en utilisant des figures de style et du vocabulaire pompeux pour plaire aux éditeurs. Avec L’art français de la guerre, pour la première fois, j’ai pensé au lecteur. Mon côté romanesque s’est libéré.

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__ Qu’est-ce que le prix Goncourt a changé ?

ALEXIS JENNI : Il m’a rassuré et apporté la confiance qui me manquait. Il m’a autorisé à être écrivain, et non plus le professeur de SVT qui occupe son temps libre avec l’écriture. Aujourd’hui, je me sens plus à l’aise. J’ai déjà connu les honneurs, le succès. Je ne cours plus après.

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__ Quelles sont vos habitudes d’écriture ?

ALEXIS JENNI : Je m’installe toujours dans un café où, depuis peu, j’ai découvert les espaces de coworking. Être chez moi me déconcentre, je trouve une multitude de choses à faire, toujours plus urgentes que d’écrire. Dans ces lieux extérieurs, je ne peux que travailler. Le bruit et le mouvement autour me synchronisent avec moi-même et me rassurent. En fait, je n’entends rien, je suis dans ma bulle autour d’un monde qui vit, bouge. C’est comme si je respirais l’humanité, sans trop me mêler.

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__ Entretenez-vous une relation spéciale avec le papier ?

ALEXIS JENNI : Rien ne sort de bien les rares fois où j’ai essayé d’écrire directement sur un ordinateur. J’écris tous mes textes à la main. Mais attention, pas n’importe com- ment ! J’utilise un carnet de notes de la marque Moleskine à petits carreaux, celui avec le papier qui peluche légèrement. Le détail à son importance, car je n’écris mes livres qu’aux stylos à encre bleue foncée ou violette. Le papier absorbe parfaitement l’encre, c’est très doux. Sinon, j’ai toujours un petit carnet avec du papier lisse, soit de chez Muji, soit de Moleskine, où je note des idées, des bouts de phrase… au stylo à bille Pilot G1. La pointe glisse et permet d’écrire rapidement avant d’oublier sa pen- sée. Tout ça pour dire que le papier est loin d’être obsolète. En plus, l’écriture à la main donne le bon rythme, ce qui permet à ma pensée d’avoir seulement deux secondes d’avance sur l’écrit. La phrase se développe ainsi d’elle-même.

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__ Vous travaillez sur quoi en ce moment ?

ALEXIS JENNI : Plusieurs projets sont en cours, dont un roman prévu pour 2021 qui mijote lentement… Une biographie du cuisinier lyonnais Grégory Cuilleron devrait aussi sortir en début d’année prochaine. L’idée n’est pas de dérouler sa vie, mais de raconter comment un homme vit avec un handicap dans notre monde actuel. Dans les prochaines semaines, j’aurai achevé la rédaction d’une autre biographie, celle de John Muir, écrivain et naturaliste américain de la fin du XIXe siècle. Il a contribué à sauver le parc Yosemite en le faisant classer parc national. Enfin, avec Boris Tavernier, directeur de l’association Vrac, on travaille sur une enquête sous forme de carnet de voyages sur les groupements d’achats de produits alimentaires, qui partout en France s’auto-organisent pour contourner l’agro-industrie et la grande distribution. Nous découvrons le monde de l’initiative locale, inventant des liens plus égalitaires et durables.

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Propos recueillis par Vincent Feuillet

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