Pourquoi le livre ne meurt jamais ?

D’ABORD quelques chiffres qui sacrent le livre – et le roman, son genre le plus accessible – au rang de phénomène toujours vivant de notre société : 88 % des Français se déclarent lecteurs, dont 60 % avec régularité et 93 % pour leur plaisir.
Le Centre national du livre, auteur de l’enquête, est formel : le livre papier a la cote.

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Après une nette progression entre 2015 et 2017, la proportion de lecteurs numériques marque le pas. Seul 1 % de nos compa- triotes lit exclusivement des livres numériques !

En ces temps d’accélération, le livre serait donc celui de la pause. Que cherche-t-on dans les pages d’un roman que l’on ne trouverait pas ailleurs : à la télévision, devant Netflix, dans les salles de sport ou de cinéma ? Pour les chercheurs que cette question a déjà taraudés, la réponse est plurielle. Il s’agit en premier lieu de se découvrir soi-même, de vivre par procuration et de mieux comprendre le genre humain. La force première du roman, c’est qu’il n’a rien de scientifique. Il dresse des faits singuliers, éphémères, des pensées particulières, les sentiments de personnages que nous ne sommes pas, mais dont nous ressentons les pulsations, l’intimité. Il parle tout autant à notre cerveau qu’à notre cœur. Et plus que tout, que l’on rit ou que l’on pleure, il ouvre les portes de l’évasion, de la dis- traction, de la réflexion bien au-delà de l’acquisition de nouvelles connaissances. Parfois, il nous conforte dans nos valeurs, mais il arrive qu’il bouscule nos croyances et révèle les faces cachées de notre per- sonnalité.

Bref, lire reste une expérience de pensée à nulle autre pareille.

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LIRE SERAIT MÊME UN ACTE CONSTRUCTIF DE NOTRE TEMPÉRAMENT. À LA DIFFÉRENCE DE LA VISION, LA LECTURE N’EST PAS INSCRITE SUR NOTRE CODE GÉNÉTIQUE.

C’est un apprentissage. Notre cerveau développe un circuit propre à cette activité : la concentration sur un même objet, sur un personnage inconnu, mais aussi la prise de recul et la mémoire des faits et des mots. Une étude américaine a démontré que nous ne sommes pas égaux face à ces derniers. À 14 ans, un enfant à qui l’on a lu une histoire tous les soirs a entendu 1,4 million de mots de plus que celui qui en a été privé.

Titulaire de la chaire de psycho- logie cognitive expérimentale au Collège de France et membre de l’Académie des sciences, Stanislas Dehaene – considéré comme l’un des grands spécia- listes des neurosciences – a décou- vert avec le neurologue Laurent Cohen que la lecture développe une aire de la forme visuelle des mots, cachée dans la région du cortex occipito-temporal de l’hé-misphère gauche. Là, les circuits neuronaux conçus pour la recon- naissance des objets et des visages se recyclent pour déchiffrer l’écri- ture. Incroyable, cette zone de la lecture est la même pour tout le monde; elle dépend de connexions spécifiques préexistantes dans l’hémisphère gauche pour 96 % des humains. Le scientifique pose aussi la lecture comme un formidable outil de distraction et d’apaisement. Parce que notre espace de travail, dans le cortex préfrontal, ne peut pas réfléchir à deux choses à la fois, se plonger dans la lecture dissipe les autres pensées, même les plus nocives. Il est rejoint par des chercheurs de l’université de Sussex, qui ont testé sur des personnes volontaires en état de stress, différentes méthodes de relaxation.Bilan:lireréduitde68%letauxd’anxiété.Mieux que la musique (61 %), boire une tasse de thé, de café (54 %) ou encore marcher (42 %). En impliquant une participation active de l’imagination, les mots modifient l’état de conscience.

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CETTE MOBILISATION NE CRÉERAIT PAS SEULEMENT DES ESPACES DE DÉTENTE POUR L’ORGANISME : ELLE AURAIT DES EFFETS BÉNÉFIQUES SUR LE LONG TERME.

Pendant la lecture, les réactions cérébrales sont proches de nos réactions en situation réelle. Le cerveau vit des expériences vraies. Contrairement aux idées reçues, la lecture n’isole pas et n’éloigne pas de la réalité. Les scientifiques constatent même l’inverse. En lisant ou en pratiquant la méditation de pleine conscience, ce sont les mêmes zones du cerveau qui s’activent et concourent à ralentir le rythme cardiaque ou à soulager les tensions musculaires.

Un autre point sur lequel les chercheurs se penchent est l’utilité de la lecture face au vieillissement et aux maladies dégénéra- tives. Une étude de longue durée réalisée sur 294 participants a révélé que les lecteurs réguliers présentaient 32 % de risques de dégénérescence mentale en moins que d’autres ayant une acti- vité mentale moyenne. Pour des maladies comme Alzheimer, les résultats sont plus difficiles à analyser. Mais il semble que même si elle commence tard, la pratique régulière de la lecture, en mobilisant le cerveau, maintient un réseau de connexions plus redondant et donc plus robuste. L’université de Yale a même établi une relation entre la lecture et la longévité: sur 3 635 personnes d’une cinquantaine d’années suivies sur une durée de 12 ans, celles qui lisaient plus de trois heures et demie par semaine vivaient plus longtemps que les autres.

Selon d’autres études scientifiques, les traces neuronales laissées par la lecture d’un roman se maintiendraient alors même que la personne ne lit plus. Ce phénomène baptisé « ombre d’acti- vité » resterait vivace pendant au moins cinq jours après la fin du livre. Davantage si le livre a plu. Est-ce cette « ombre d’acti- vité » qui explique la magie des livres. Cette magie permettant à des personnages et à des histoires de rester inscrits en nous, presque pour la vie. On aime à le penser ! Pas convaincu ? Offrez-vous Lire, c’est vivre plus, merveilleux recueil des Éditions L’Escampette. Sous la direction de l’écrivain Claude Chambard, quelques auteurs émérites – David Collin, Christian Garcin, François Gaudry, Alberto Manguel, Claude Margat, Catherine Ternaux– évoquent combien s’immerger dans un livre est une opération bienfaisante. Conçu comme un dialogue entre sept amis, l’ouvrage se termine sur cette magnifique citation de Kafka : les livres sont bien « la hache qui brise la mer gelée en nous».

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Par Nancy Furer.

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