Pourquoi le paradoxe a tout bon ?

Pourquoi le paradoxe a tout bon ?
Auteur : Nancy Furer

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LE problème avec le paradoxe, c’est qu’il est compliqué jusque dans sa définition. Tout dépend de la force qu’on lui donne. Au sens le plus rude, il est un récit, un texte, fondamentalement contradictoire. Dans un sens plus étymologique, il est un jugement opposé à une opinion généralement répandue (du grec « para doxa » qui signifie « contre l’opinion commune »). En ce sens, Proust disait : « Les paradoxes d’aujourd’hui sont les préjugés de demain ». Au fil du temps, le mot s’est paradoxalement galvaudé et enrichi en même temps jusqu’à signifier : soit une banale opposition, une simple bizarrerie, un jugement atypique, soit un puissant stimulant pour la réflexion, utilisé à l’envi par les philosophes pour révéler la complexité inattendue de la réalité.

C’est ainsi que des paradoxes basés sur des concepts simples ont permis de grandes découvertes en sciences et en philosophie. À la vérité, le paradoxe est partout, car il prolifère en chacun de nous, par notre capacité à générer des obligations, à défendre des valeurs, à porter des croyances, à exprimer des besoins, à activer des réseaux… Les seuls, assurément, à ne pas souffrir de pensées paradoxales sont les robots ! Pour combien de temps encore ?

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QU’IL EST DIFFICILE AUJOURD’HUI DE FUMER, CONDUIRE, SE SOIGNER, MANGER, ÉLEVER SES ENFANTS, AIMER OU MOURIR

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Chaque jour désormais, le fait d’actualité est une ode aux paradoxes, dont les gilets jaunes sont certainement les protagonistes les plus ardents. Toujours très critiques envers les grands médias, mais amoureux de Facebook pour s’informer et communiquer. Mobilisés le samedi au détrimentde l’activité des commerces de centre-ville et vraisemblablement au profit des champions du e-commerce. Acteurs ou spectateurs d’une violence qui décrédibilise le mouvement, mais fait le jeu du pouvoir. C’est elle qui a fait céder le gouvernement. Comment faire autrement ? L’ultime paradoxe, c’est l’étonnant silence des grandes voix de gauche qui, au moins dans un premier temps, se sont désolidarisées du mouvement.

Au-delà des gilets jaunes, le paradoxe est légion aujourd’hui, parfois risible, mais aussi fortement anxiogène, car généré par une société de plus en plus réglementée, légiférée, organisée, codifiée, normalisée. Une société étouffante où plus rien ni grand chose n’est possible sans devoir affronter la complexité des lois et les coûts ou les obligations que cela engendre. Qu’il est difficile aujourd’hui de fumer, conduire, se soigner, manger, élever ses enfants et même aimer ou mourir.
Loin de nous apaiser, nos actions nous enfoncent souvent dans des problèmes. Alors, comment retrouver la force et le courage d’aller de l’avant dans un monde aussi anxiogène ?
Fabrice Midal, grand maître de la méditationet auteur récent du Traité de morale pour triompher des emmerdes, nous enjoint de retourner notre manière de voir les choses. « La dictature de la sérénité est vaine, dit-il. C’est une forme d’agressivité contre nous-mêmes qui contribue à nous rendre impuissants. Consentir à nos imperfections, c’est être fort. Accepter, par exemple, de ne pas être une mère parfaite parce que c’est impossible, mais essayer d’être la meilleure mère possible ».

Il est en cela sur la même longueur d’onde qu’Eric Blondeau, dont le travail sur la mécanique du cerveau a produit un ouvrage passionnant, justement intitulé : La force du paradoxe – En faire une stratégie ?
Avec Pierre Fayard, Eric Blondeau érige le paradoxe au rang de pépites, seules capables de démêler les situations complexes. «Nos paradoxes nous aident à trouver des solutions qui poussent plus loin nos réflexions, assure-t-il. Ils peuvent nous enfermer en se nourrissant des obsessions, des illusions et des peurs de l’ego, mais ils peuvent aussi, grâce à un questionnement adapté, procurer des avantages. Faire du paradoxe une stratégie permet de repenser l’action au-delà de ce qu’on a l’habitude d’accepter comme fatal, et crée des opportunités qui dépassent les limites où l’on voudrait se cantonner ». Pour cet expert en prise de décision, gestion de crise et développement de la performance, ce sont bel et bien les paradoxes que l’on détecte qui ouvrent nos regards, « à condition de savoir actionner un art du questionnement et de la remise en question amenant à construire de nouvelles solutions ».

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LE PARADOXE, C’EST LE DOMAINE DU « ET », PAS CELUI DU « OU » !

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En réponse à leurs besoins d’initier des modes de pensée aptes à mieux gérer la complexité des relations au travail et à les rendre ainsi plus agiles et réactives, les entreprises ont d’ailleurs impulsé, ces dernières années, ce qu’elles nomment le management paradoxal. Le secret de celles qui réussissent ? Parvenir à articuler des logiques antagonistes, ce qui reste un mode de pensée inhabituel, car la plupart des entreprises françaises continuent à fonctionner de façon binaire. Le blanc d’un côté. Le noir de l’autre. L’enjeu n’est pas de mélanger le blanc et le noir pour produire un gris mou et insipide, mais de faire coexister, d’articuler, de tirer parti du blanc et du noir en fonction des situations. Le paradoxe s’impose alors comme le domaine du « et », et non plus comme celui du « ou »! Car s’il n’y a pas de tension entre deux polarités opposées, il n’y a pas d’éner- gie. L’électricité n’a-t-elle pas besoin d’un pôle positif et d’un pôle négatif pour circuler ? Ce qui est vrai sur le plan phy- sique l’est également sur le plan des idées. Dans l’entreprise, au-delà de ce qu’il pratique habituellement, le rôle du leaderest alors d’identifier ces tensions pour permettre l’émergence de solutions créatrices. Et pour cela, il lui appartient de mettre en mouvement les deux niveaux de logique paradoxaux de toute organisation. Le niveau de logique « ordre », incarné parles mots clés « autorité, discipline, territoire et hiérarchie », assurant les fonctions de production et de vente. Et le niveau de logique « chaos », qui mobilise les capacités de création, de prise d’initiative et d’innovation des collaborateurs.Celui-ci est indispensable pour s’adapter à un environnement mouvement : rupture technologique, arrivée d’un nouveau concurrent… Et donc pour prospérer ou saisir les opportunités. C’est là, au sein d’une entreprise comme dans la vie de chaqueindividu, que le paradoxe a tout bon !

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